Recherches ludiques XV

Une pédagogie de l’éthique

Janvier 2024

D’après le philosophe Thomas Nagel : « Il est évident que nous sommes à un stade primitif du développement moral ». L’histoire comporte quand même plusieurs découvertes importantes dans le domaine de l’éthique. Une question qui se pose ici est donc d’abord de savoir s’il y en aura d’autres.

 Avertissement au lecteur

À toutes les époques antérieures, les principales autorités morales ou intellectuelles – chefs religieux, philosophes, chercheurs, etc.– se sont crues parfaitement capables de juger les personnes et les groupes. Ainsi on a réprouvé les hérétiques (hérésies et autres regroupements religieux), les « infidèles », les « sorcières », les Juifs, les Palestiniens, …. Il était impératif de les criminaliser, de les diaboliser, etc., et nos meilleures autorités morales ou intellectuelles se sont constamment trompées là-dessus.  

  1. i) Vers une éthique sans devoir ni obligation

Avant son acquisition du langage, l’enfant s’exprime fréquemment par des cris et des pleurs, en prenant pour acquis que les autres n’ont pas le choix, pas question de le faire attendre.

Enfant de 12 mois environ Humanité actuelle
Encore inconscient de son égocentrisme Encore sans recherche reconnue sur l’éthocentrisme

Idéotableau sur l’<éthocentrisme>

 

Enfant de 12 mois environ Humanité actuelle
Les cris de l’enfant expriment le caractère d’appel de ses pleurs et, souvent, de façon redoublée, inconsolable.­­ La morale du devoir fonde les idées d’obligation, de réprobation et de sanction.

Idéotableau sur l’<obligation>, la <réprobation> et la <sanction>

Rappel : Tous les groupes de l’histoire ont eu tendance à adopter des attitudes éthocentriques, c’est-à-dire à voir les autres groupes comme ayant des points de vue moralement inférieurs aux leurs. (Cf. Où allons-nous?, Agorathèque, printemps 2018)

 

Enfant de 12 mois environ Humanité actuelle
L’enfant est encore incapable de prendre conscience de son égocentrisme; il lui est insupportable de voir « son jouet » dans les mains de tel ou tel autre enfant. Il n’y encore aucune science de l’éthocentrisme des groupes humains, en partie parce que l’idée est insupportable de devoir se priver de diaboliser certains groupes.

Idéotableau 1 sur l’<égocentrisme>

Vers la critique de la réprobation morale

Le caractère symétrique de la réprobation est fréquent. Il caractérise les différends entre deux personnes aussi bien que les conflits les plus graves entre groupes, y compris ceux qui ne dégénèrent pas en violence armée. Dans le cas des groupes, le schéma de base sera le même, qu’il s’agisse de groupes religieux, de partis politiques, de groupements idéologiques, de groupes sociaux en général, y compris la société civile elle-même lorsqu’elle est confrontée aux déviants et aux délinquants, et surtout aux criminels et, en particulier, aux criminels de guerre.

L’expression d’éthos primitif universel – en abrégé, éthos primitif ou éthos – sera utilisée ici pour désigner la tendance – largement méconnue – des humains à considérer la morale en termes d’obligations et de sanctions punitives, de réprobation et de diabolisation. Cet éthos serait vraisemblablement à l’origine de certaines pratiques répandues dans les sociétés primitives, archaïques ou classiques, telles que les sacrifices humains, la mise à mort des adultères ou des homosexuels, les supplices en public. On pourrait aujourd’hui parler d’éthos primitif universel en ce qui concerne ces pratiques puisque leur évocation est associée au passé des sociétés humaines et qu’elles semblent avoir été appliquées de façon générale ou quasi générale. Certains effets notables de cet éthos primitif seraient encore tout à fait vivaces, y compris dans les cultures modernes.

Cf. La diabolisation. Une pédagogie de l’éthique, Presses Inter Universitaires, 2007.

La langue de bois :

La langue de bois est rigide et n’admet aucune contradiction. Le langage de la réprobation mutuelle est facilement reconnaissable par ses stéréotypes. Pour l’une des parties, la réprobation de l’autre est tout ce qu’il y a de plus justifiée, pour l’autre, il s’agit de la pire attitude mensongère. Et vice versa. L’un est une grande victime et même, disons-le entre nous, une sorte de martyre, l’autre un infâme bourreau. Ce type de vocabulaire est inévitable. Dans certains cas, les stratagèmes de la langue de bois sont plus subtils. On affirme que l’autre se refuse aux règles de la morale alors qu’en fait, ces règles sont prescrites sans consensus, et que ceux qui s’y conforment de bonne foi ne le font que depuis peu ou qu’en certains endroits. 

Vers la critique de la criminalisation et de la diabolisation entre groupes

 Ce semble être la <norme> dans l’histoire que des groupes en conflit se criminalisent mutuellement, chacun étant convaincu d’avoir les meilleurs arguments.

Enfant de 12 mois environ Humanité actuelle
Cet enfant est incapable de prendre le point de vue de l’autre enfant qui lui paraît spontanément, en cas de mésentente, menteur et faux. Les groupes sont incapables d’établir qu’ils défendent tous aussi valablement les uns que les autres leurs propres intérêts. Chacun tend à considérer les groupes rivaux comme étant a priori trompeurs et fourbes.

Idéotableau 2 sur l’<égocentrisme>

Diabolisation

D’après l’étymologie, le diable est le calomniateur. Ce qu’on dit moins, c’est qu’on peut tout aussi bien le voir comme le calomnié, celui qui symbolise la rivalité. Le problème ne serait donc pas la diabolisation, mais plutôt d’être mutuellement à l’image de l’injustice en soi.

La morale du groupe comme intra-morale

La notion même de sincérité devient complexe et délicate. Dans chacun des deux groupes en conflit violent, on est « absolument sincère », « absolument honnête ». La déformation qu’effectue le diabolisant n’est pas « mensonge »; elle est vérité d’après l’esprit moral du groupe; elle est intra-vérité. L’intra-morale veut que les agissements de l’autre groupe qui sont préjudiciables à son propre groupe soient « absolument mauvais ». L’intra-morale est une morale relative qui est en même temps absolutiste. On utilise le mot bien ou le mot mal en un sens relatif, qui se veut pourtant absolu. L’intra-vérité est ce qui fait que le groupe peut effectuer les pires tueries et les tenir pour le bien, qui est alors intra-bien.

De même, l’intra-mensonge sera ce qu’on désigne comme mensonge dans son groupe et qui s’applique aux affirmations de dissidents du groupe ou des membres d’autres groupes rivaux, qu’ils se croient sincères ou non. C’est en définitive le sentiment d’appartenance au groupe, et la volonté affichée d’en être membre, qui se révèle décisive pour déterminer si l’usage d’un terme à connotation positive est « correct ». C’est pourquoi il est si difficile, en situation de conflit, de négocier avec l’autre. Il faut pour cela cesser (au moins provisoirement) de le diaboliser, se libérer de son esprit de réprobation et se transformer soi-même avec tous les risques que cela comporte.

La sincérité relative des Inquisiteurs (établis par l’Église catholique au XIIe – démis au XIXe siècle)

Les Inquisiteurs, par ailleurs esprit rigoureux, ont tenu l’énoncé de simples concomitances pour démonstration irréfutable du caractère maléfique de certaines actions. Il suffisait, par exemple, qu’une enquête montre qu’une femme avait prononcé une invective ou une injure contre un homme atteint d’impuissance sexuelle, pour constituer un sérieux début de preuve. Pour que la preuve soit complétée, il suffisait alors de faire avouer la femme, souvent au moyen de la torture, qu’elle « avait vraiment jeté un mauvais sort ». Lorsqu’elle ne le croyait pas dès le départ, il arrivait que la femme accusée en vint réellement à le croire, ne serait-ce qu’en raison du déchaînement provoqué contre elle.

  1. ii) Vers la critique de la langue de bois en éthique

Une langue de bois peu créative reproduirait le même fond d’idées qui résistent à leur propre dépassement. Par exemple, les différences d’interprétations de la Bible ont traditionnellement caractérisé les guerres de religions ou, plus récemment, le langage officiel des États établis au XIXe contre des causes nouvelles telles que le communisme.

Enfant de 12 mois environ Humanité actuelle
L’enfant fait une crise de larmes en rapport avec ce qui est pour lui un nouveau jouet, par exemple un couteau laissé trop près de lui et qu’on lui enlève des mains. Une nouvelle langue de bois, tendant à réprouver les autres, apparaît ici à l’égard d’une nouvelle cause à défendre, assez valable, mais comme trop tôt pour l’humanité actuelle, qui n’en sait pas encore les enjeux réels pour l’avenir de l’humanité.

Idéotableau sur la <langue de bois>

L’exformation en tant que recherche interdite

 L’exformation consistera ici à expliciter le sens des mots afin de comprendre ce que signifient les informations stéréotypées. L’encadré qui suit en donne quelques exemples assez représentatifs en ce qu’ils s’appliquent aux cas les plus généraux où la langue de bois semble être de rigueur.

Quelques questions interdites

En cas de conflit violent vécu, supposons qu’une personne extérieure au conflit pose des questions de ce type à des personnes attaquées par des ennemis de longue date :

« Êtes-vous sûr que les intentions de ceux qui vous ont attaqués étaient mauvaises? Peut-être ne voulaient-ils que défendre les leurs, tout comme vous le faites? 

Êtes-vous capables d’adopter leur point de vue sur l’affaire, de vous mettre à leur place? de comprendre qu’ils voulaient faire acte de justice tout comme vous voulez maintenant faire acte de justice? que leur violence est en fait votre violence? »

Imaginez que certains de vos proches soient agressés par des terroristes. Ne serez-vous pas indisposés par de telles questions, et ne les trouverez-vous pas vaines et injustes et, pour tout dire, méprisables et même criminelles, dans la mesure où elles vous sembleront posées dans le but de désarmer votre réaction indignée? 

De chaque côté, on est « convaincu » d’avoir les meilleurs arguments, lesquels sont tirés de sa propre version de l’histoire.

Remarque : Le relativisme évident de ces formulations se veut pédagogique à des fins éthiques, donc pas du tout relativiste.

Exformation de base de la langue de bois

Ces questions à proscrire aux yeux des diabolisants deviennent des plus pertinentes après l’exformation. Un cas plus récent que celui des inquisiteurs suit.

Analyse de la langue de bois, le cas des nazis 

Les historiens et les commentateurs des plus crédibles s’entendent pour reconnaître qu’Hitler croyait réellement que les Juifs incarnaient le Mal. Ainsi Alfred Grosser écrit qu’Hitler « croyait vraiment au complot juif »; il en était même obsédé. On admet également que les membres du parti nazi, en général, croyaient à cette thèse. Yehuda Bauer affirme que « pour le régime nazi, l’anéantissement des Juifs était la condition sine qua non de la survie de l’humanité.

(Alfred Grosser, Le crime et la mémoire, Paris, Flammarion, 1989; Yehuda Bauer, dans L’Allemagne nazie et le génocide juif, Colloque de l’École des Hautes Études en sciences sociales, Paris, Gallimard, Seuil, 1985)

Les propagandes en temps de conflit sont les plus grosses en stéréotypes et les plus répandues dans la population. 

Exemples de langue de bois de propagande cohérente avec la réputation d’Hitler : « Il est évident qu’Hitler et les nazis sont motivés par un fanatisme aveugle et une fureur vengeresse contre les Juifs. »

« Hitler faisait preuve d’une volonté diabolique dirigée contre ceux qu’il voyait comme ses adversaires, notamment les Juifs et les résistants politiques en Allemagne. »

« Hitler a fait en sorte, avec une grande habileté, que sa haine des Juifs et de ses opposants politiques, en particulier le complot fomenté par le peuple juif apparaissent contre l’Allemagne, mais aussi contre le monde entier. »

Exformation :

Aussi étonnant que cela paraisse, Hitler était animé d’un fort sens du devoir qui le rendait inflexible et entretenait chez lui certains scrupules. Ainsi, il était convaincu qu’un « vrai chef » devait prendre sur lui « la responsabilité entière ». …  En dépit d’une certaine faiblesse physique, il fut un bon soldat. Alan Bullock écrit qu’« il faisait preuve d’un sens du devoir excessif » et qu’il impressionnait ainsi ses compagnons qui, parfois, le trouvaient trop zélé.

En réalité, rien de cela n’empêche qu’Hitler était également un individu des plus naïfs sur le plan moral et qu’il était animé par un sens du devoir qui équivalait à une forte conviction personnelle. La sincérité de certains des principaux chefs Nazis semble en fait peu contestable. Rien n’indique qu’Hitler ou Himmler, en particulier, aient menti lorsqu’ils exprimaient leur conception du bien et du mal. Certes, il s’agissait dans leur cas d’une conviction relative puisque, de toute évidence, ils n’étaient pas en mesure, tout comme bien d’autres autorités morales jusqu’à nos jours inclusivement, de juger réellement du bien et du mal et que, de ce fait, leur liberté et leur volonté ne pouvaient être que relatives.

Exformation :  Les chefs nazis croyaient donc « sincèrement » passer à la postérité comme des hommes de devoir, soit d’hommes disciplinés et plein de bonne volonté, entièrement dévoués à la tâche de sauver l’humanité d’un grand péril. Ils étaient en fait obsédés par leur devoir, par des considérations morales, étant entendu que leur morale était de celles qui admettent explicitement la diabolisation de ceux qu’ils croient être des adversaires, et ils en font même un fondement pour leur motivation.  

Références : Alan Bullock, Hitler et Staline. Vies parallèles, Paris, Albin Michel / Robert Laffont, 1994, p. 349; Alan Bullock, Hitler ou les mécanismes de la tyrannie, t. 1; Hitler, a study in tyranny,, Verviers, Éditions Gérard & Co., 1963. Raul Hilberg, La destruction des Juifs d’Europe; The Destruction of the European Jews, 1985; traduction par Marie-France de Paloméra et André Charpentier, Paris, Fayard, 1988; mon ouvrage : La diabolisation. Une pédagogie de l’éthique, Presses Inter Universitaires, 2007.

Ce type de situation semble caractériser certains désaccords entre deux personnes, mais aussi tous les conflits entre groupes, y compris ceux qui ne dégénèrent pas en violence armée. Le schéma de base sera le même, qu’il s’agisse de groupes religieux, de partis politiques, de groupements idéologiques, de groupes sociaux en général, y compris la société civile elle-même lorsqu’elle est confrontée aux déviants et aux délinquants. 

Conclusion : Vers plus de <maturité> éthique

Les exformations conduiront, entre autres, à des conduites d’un nouveau type. En cas de préjudice causé par un humain ou son groupe à un ou plusieurs autres humains avec ou sans leurs groupes, on le considèrera avec autant de pondération que si ce préjudice avait une cause naturelle et on secourra la ou les victimes, mais avec le souci supplémentaire que ceux qui l’ont commise se trouvent menacés par la suite, en plus d’être susceptibles de vouloir recommencer et qu’un cycle de violence soit enclenché. On devrait, idéalement, pouvoir espérer davantage de l’humain que de la nature déchaînée.